XIV
Durant une grande partie de la nuit, la petite flotte commandée par Morane avait navigué à travers le champ de récifs des « dents de dragons », s’étendant entre l’île des Mongols et le repaire de Li-Chui-Shan. Par bonheur, les guerriers du vieux. Nahm connaissaient le moindre chenal de ce labyrinthe de rochers et d’eau et, pas un seul instant, on n’avait couru le risque de s’égarer.
La flottille était composée dc dix de ces petites jonques à rames employées par les Mongols, montée chacune par une vingtaine d’hommes Seul Morane – le professeur Frost était demeuré sur l’île en compagnie de Nahm possédait des armes à feu ; les Mongols, eux, étaient simplement armés de leurs grands harpons à pointe d’os, de haches, d’arcs et de flèches. Bob comptait surtout sur la surprise pour venir à bout des pirates et de leurs chefs. Il attaquerait peu avant l’aube et surprendrait les bandits en plein sommeil.
À présent, les dix petites jonques approchaient de l’île sans faire le moindre bruit, car les pales des avirons avaient été garnies de vieux chiffons destinés à amortir leur contact avec l’eau. Elles abordèrent dans un petit fjord, non loin de l’endroit où, quelques jours auparavant, Morane et le professeur Frost avaient déjà atterri. Bob mit pied à terre et, aussitôt les jonques amarrées et laissées sous la surveillance d’une vingtaine de guerriers, il se mit à gravir, l’éboulis menant au sommet du fjord. Silencieusement, la troupe des Mongols s’élança à sa suite.
Tout en grimpant, Bob ne pouvait s’empêcher de songer à l’étrangeté de la situation. Il montait à l’assaut d’une île perdue, à la tête d’un commando de barbares dont il ne connaissait même pas la langue. « Autant vaudrait pour eux avoir un chef muet, songeait-il. Bah ! après tout, dans ce genre d’aventure, moins l’on parle moins l’on fait de bruit, et moins l’on fait de bruit plus l’on a de chances de réussir. »
Il était parvenu en haut de l’éboulis. Avec soin, il inspecta le plateau rocheux formant le sommet de l’île, mais aucune présence humaine ne s’y manifestait. Toujours suivi par les Mongols marchant à la file indienne, le Français se remit à avancer, en ayant soin, lorsque c’était possible, de se couler dans les zones d’ombre.
Rien ne semblait pourtant devoir barrer la route à la petite armée. Bientôt, elle parvint à l’entrée de la vallée conduisant au village de Li-Chui-Shan. Toujours en tête des Mongols, la mitraillette prête à ouvrir le feu à la moindre alerte, Bob se mit à descendre vers les maisons, dont les toits cornus, à la chinoise, se découpaient sur l’écran bleu de la nuit.
Arrivé au fond de la vallée, Morane s’arrêta à nouveau.
Les huttes et les hangars étaient à présent tout proches, mais aucune lumière ne brûlait derrière leurs fenêtres, aucune voix ne se faisait entendre.
Ce calme semblait de mauvais augure à Morane. Il avait l’impression qu’un danger se dissimulait derrière ce silence, derrière ces murs aveugles. Dans l’ombre, il sourit, se secouant pour chasser son appréhension. « Allons, pensa-t-il, pourquoi vouloir absolument tout peindre en noir ? Lemontov, Li-Chui-Shan et leur bande d’enfants du diable dorment sans doute à poings fermés. Quand mes petits amis leur tomberont dessus, ils n’auront même pas le temps d’ouvrir les yeux ; déjà, ils seront réduits à l’impuissance. »
Morane leva la main et, se dressant, montra à ses hommes le chemin du village. Silencieux comme des fantômes, ils parvinrent aux premières maisons sans avoir fait de mauvaise rencontre. À un moment donné, Bob, qui marchait en tête, trébucha sur un corps mou. Il se baissa et, à la lueur de la lune, se rendit compte qu’il s’agissait d’un des pirates de Li-Chui-Shan. La veste matelassée du Chinois était tachée de sang et la mort avait fait son œuvre. Plus loin, Morane découvrit plusieurs autres pirates, morts eux aussi. Le repaire semblait peuplé seulement de cadavres. Parmi ceux-ci cependant, Bob ne découvrit les corps d’aucun des matelots du yacht. Les morts étaient tous des Chinois, sans exception.
Bob sursauta. Une sorte de râle étouffé venait de lui parvenir, et il émanait de cette même maison où Frost et lui avaient été, pendant un moment, retenus captifs par Lemontov et par Li-Chui-Shan. La porte en était grande ouverte. Sa mitraillette braquée, le doigt crispé sur la détente, Bob y pénétra. Dans la pénombre, il distingua trois formes humaines étendues immobiles sur le sol.
À nouveau, le râle se fit entendre, mais tout proche cette fois. Assurément, il venait d’être poussé par un des trois hommes étendus dans la pièce.
Rapidement, Morane se dirigea vers l’endroit où il savait trouver la lampe à pétrole qui, lors de sa première visite, éclairait l’intérieur de la hutte. Ilia découvrit et, tout près, une boîte d’allumettes.
Quand la lumière se fit, Morane n’eut aucune peine à reconnaître les trois hommes allongés sur le sol. Deux d’entre eux, vêtus de vestes matelassées, étaient Fu et Tchen, les deux Chinois auxquels Bob avait eu affaire précédemment ; le troisième était Li-Chui-Shan en personne. Fu et Tchen étaient morts. Quant à Shan, malgré la blessure de sa poitrine, il respirait encore. Quand Bob s’accroupit près de lui, il ouvrit les yeux.
— Lemontov, murmura-t-il. Lemontov…
Sa voix n’était plus qu’un souffle. Visiblement, le géant n’en avait plus pour longtemps à vivre.
— Que s’est-il passé ? interrogea Morane avec anxiété. Li-Chui-Shan ferma les yeux, puis il les rouvrit avec effort.
— Lemontov, dit-il encore. Il en voulait… à mon trésor. Il m’a tué pour se… l’approprier.
Cette fois, Li-Chui-Shan se tut définitivement. Ses yeux se fermèrent, sa tête roula de côté et il ne bougea plus.
Brusquement, la panique saisit Morane.
— Le Mégophias ! fit-il avec angoisse. Le Mégophias ! Comme un fou, bousculant les Mongols sur son passage, il se précipita au-dehors et se mit à courir en direction de la mer. Après avoir ainsi parcouru une distance de deux cents mètres environ, il déboucha sur un quai étroit, bordant une petite baie aux eaux calmes. Une baie aux eaux calmes sur lesquelles logiquement, le Mégophias et la Montagne de Fortune auraient dû flotter à l’ancre, mais qui, sous la lumière de la lune, se révélait vide.
Pour Morane, l’absence du yacht équivalait à la ruine de tous les espoirs.
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Comme égaré, Bob continuait à contempler la baie déserte. Après s’être emparé du trésor de Li-Chui-Shan, Lemontov, il n’en doutait pas, avait fui avec les deux bâtiments… Ainsi, privés de tout moyen de regagner la civilisation, le professeur et lui se voyaient condamnés à demeurer sur cet archipel hostile où, seuls, régnaient la peur et le désespoir.
À ce moment, une voix dit en anglais derrière Morane : – Lâchez votre arme et retournez-vous lentement. Aussitôt revenu de sa surprise, Morane laissa tomber sa mitraillette et, lentement, pivota sur lui-même. Aussitôt quelqu’un s’exclama :
— Peeters !… C’est Peeters !…
Quatre hommes faisaient face à Morane, braquant sur lui leurs revolvers. Il reconnut aussitôt Carter, Lindsay, Rott et Kramer, les quatre matelots ayant appartenu à l’ancien équipage du Mégophias.
— Peeters !… dit encore Carter. Que faites-vous ici ?
— Mon vrai nom est Morane, fit Bob. Mais c’est à moi de vous demander : Que faites-vous ici ? Je vous croyais passés au service de ce forban de Lemontov.
— Nous n’avions pas le choix, expliqua Carter. Lemontov nous a menacés de nous tuer si nous n’acceptions pas de le servir, alors nous avons feint d’accepter. Mais, hier, un Mongol nommé Zoug s’est présenté, venant d’une île voisine où, affirmait-il, vous vous trouviez, vous et le professeur Frost. Lemontov a alors décidé de passer à l’action. Ses complices et lui ont assailli par traîtrise Li-Chui-Shan et ses pirates, les tuant sans pitié. Après s’être emparé du trésor de son ancien complice, Lemontov l’a embarqué sur la jonque et, prenant en remorque le Mégophias, a mis le cap sur l’île où, selon les dires de Zoug, vous vous trouviez. Le professeur et vous étiez, en plus de l’équipage qui bien entendu lui était tout acquis, les seuls témoins de sa scélératesse, et Lemontov voulait vous supprimer avant de fuir pour les mers du sud. Au moment du départ, nous nous sommes cachés à terre, et les deux bateaux ont appareillé sans nous.
— N’avez-vous pas pensé, interrogea Morane, que Lemontov s’apercevrait tôt ou tard de votre défection et qu’il reviendrait pour vous éliminer vous aussi ?
Carter secoua la tête.
— Nous n’y avons guère songé tout de suite, fit-il. Nous ne voulions pas nous rendre complices d’un crime et nous n’avons eu qu’une seule pensée : nous cacher pour échapper à Lemontov. Naturellement, nous aurions pu accompagner celui-ci et tenter de vous venir en aide d’une façon ou d’une autre. Mais que pouvions-nous faire, à nous quatre, contre les forbans de Lemontov ?
Morane jugeait l’excuse des quatre hommes valables.
Ainsi, le plan du Russe, en organisant la croisière du Mégophias, était de s’emparer de la fortune de son ancien associé. La recherche du Serpent de Mer était seulement un prétexte – excellent, Bob devait l’avouer – destiné à amener le professeur Frost à conduire le Mégophias dans ces parages. De son côté, Zoug, sachant que le professeur et Morane avaient fui le repaire des pirates, était venu, pour se venger de l’affront que lui avait infligé le Français, prévenir Li-Chui-Shan et Lemontov dc leur présence au village mongol. Aussitôt, le Russe était passé à l’action.
— Depuis combien de temps le Mégophias et la jonque ont-ils appareillé ? demanda Morane à l’adresse de Carter. – Cette nuit même, vers une heure du matin.
À nouveau, le désespoir s’empara de Morane. Le jour allait bientôt se lever et, en ce moment même, les deux navires avaient sans doute déjà jeté l’ancre depuis longtemps devant l’île des Mongols. Que pourrait faire la poignée d’hommes demeurés au village contre les canons et les armes automatiques de Lemontov ?
Cette fois, tout s’écroulait autour de Bob, et il se laissa aller au découragement.
— Hélas, fit-il, nous ne pouvons plus rien. Pauvre professeur Frost ! Il doit déjà, à l’heure actuelle, avoir succombé sous les coups de ce scélérat.
— Ce n’est pas certain, intervint Bolt. Lemontov n’avait pas assez d’hommes pour équiper les deux vaisseaux. Comme la jonque possédait les moteurs les plus puissants, elle a pris le yacht en remorque. Un seul homme à bord du Mégophias suffisait pour le diriger.
— Mais pourquoi Lemontov s’est-il encombré des deux bateaux ? demanda Morane. Il pouvait s’embarquer soit à bord du Mégophias, soit à bord de la Montagne de Fortune.
Holt eut un geste vague.
— Malgré son apparence paisible, la jonque est redoutablement armée, fit-il remarquer. Elle est dotée de canons d’assez gros calibre, habilement dissimulés, et même de deux tubes lance-torpilles. Voilà sans doute pourquoi Lemontov, en prévision du combat que, pour vous capturer, il allait devoir livrer aux Mongols, a préféré monter à bord de la Montagne de Fortune. D’autre part, il n’aura pas voulu laisser le yacht derrière lui, à la garde de quelques forbans qui, à coup sûr, n’auraient guère hésité à s’en emparer. Quoi qu’il en soit, avec le yacht à sa remorque, la jonque aura dû notablement ralentir son allure.
Ces paroles rendirent un peu de son courage à Morane. – Vous avez raison, dit-il. Peut-être est-il encore temps de sauver le professeur Frost. Êtes-vous à mes côtés, mes amis ?
Les quatre matelots n’curent guère besoin de se consulter.
— Nous sommes à vos côtés, répondirent-ils d’une voix commune.
Bob Morane eut un petit rire nerveux, chargé de menace.
— Alors, dit-il, avec un peu de chance, nous pourrons peut-être encore empêcher Lemontov de triompher.